Paroles de dirigeant à l’international
Les clés d’une réussite business à l’international
Ludovic Holinier, Administrateur délégué, Louis Delhaize, Directeur Général, Groupe Cora
« À l’international, la boussole c’est vous »
Ludovic Holinier est en expatriation depuis vingt-huit ans. Il a vécu au Luxembourg, aux États-Unis, en Russie, en Chine… Cette longue carrière de dirigeant expatrié se poursuit actuellement en Belgique. Il nous raconte ce que chacun de ces pays lui a appris…
Quelques faits
1995 : Auchan — Contrôleur de gestion, puis Directeur Adjoint — Luxembourg
2001 : Auchan — Directeur du Contrôle de gestion — États-Unis
2003 : Auchan — Directeur du Contrôle de gestion, puis Directeur des ventes — Russie
2014 : Auchan — Directeur du Contrôle de gestion Groupe, membre du Comité exécutif — France
2017 : Auchan — Directeur Général — Chine
2019 : Louis Delhaize/Groupe Cora — Directeur Général — Belgique
Entretien mené par Antoine Leygonie-Fialko
Dialogue ouvert puis séance d’Executive Coaching
selon la méthode de CO-CREATiVE Communication®
J’ai tout de suite été impressionné par la richesse du parcours et la diversité des expatriations de Ludovic. Il en parle avec beaucoup de chaleur et de passion…
« À l’étranger, la reformulation est une nécessité »
Ludovic, qu’avez-vous retenu de votre première expatriation au Luxembourg ?
En 1995, je suis parti six ans au Luxembourg. À l’époque, je faisais partie du groupe Auchan. J’ai participé à l’ouverture du 1er magasin du pays, en tant que contrôleur de gestion et directeur financier. Au Luxembourg, j’ai tout appris car c’était ma première expérience d’expatriation. À cette époque, Erasmus commençait seulement, peu de personnes partaient faire leurs études en dehors d’un stage à l’étranger. Certes, j’avais déjà voyagé et fait des stages à l’étranger, mais s’installer dans un pays est complètement différent. Les impôts, la Sécurité Sociale, je découvre que tous les pays ne fonctionnent pas de la même façon, loin de là.
Même entre pays limitrophes, les paramètres de la vie de tous les jours sont extrêmement différents. En outre, le Luxembourg est foncièrement multiculturel. Les Luxembourgeois de souche sont au moins trilingues (luxembourgeois, français et allemand). Dès l’ouverture du 1er magasin, nous avions des collaborateurs de plus de 150 nationalités différentes. C’était une expérience très particulière pour moi.
Cela m’a permis de comprendre que, dans le management, la REFORMULATION est une nécessité, non seulement parce que la langue peut être différente, mais surtout parce que je dois m’assurer que les personnes m’ont compris complètement, et vice versa. Quand j’étais un Français en France, je tenais pour acquis que mon interlocuteur comprenait ce que je disais. En réalité, ce n’était pas toujours vrai. Cette première expatriation m’a permis de comprendre l’importance de la REFORMULATION, comme une bonne pratique et hygiène dans une relation, car elle permet de s’assurer en permanence que l’autre a compris, et que nous l’avons compris aussi.
« Pour garder le cap, soyez à l’écoute de vos valeurs profondes »
Qu’est-ce que vous découvrez ensuite en partant aux États-Unis ?
Après mes 6 ans au Luxembourg, je suis parti deux ans aux USA. Toujours chez Auchan, je suis implanté au Texas en tant que directeur du contrôle de gestion pour le pays. Le Texas a été l’expatriation la plus particulière de toute ma vie, parce que pendant deux ans, j’ai eu le sentiment d’être Américain, et pas expatrié. Aux US, tout est fait pour qu’on se sente local. J’ai vécu comme les Américains, pas dans des quartiers dédiés aux expatriés. En Amérique, il m’a semblé qu’à partir du moment où je parlais anglais, et que je respectais quelques codes, je pouvais me considérer comme un Américain. Grâce à l’individualisme américain, la personne vit comme elle en a envie. Si elle veut vivre comme un Français, personne ne fait attention. Si elle veut vivre comme un Américain, elle est considérée comme tel. Pourtant, pour nous Français, vivre aux US est un choc culturel important. Les Américains ne pensent vraiment pas comme nous. C’est une expérience qui m’a vraiment frappé. Comme ma mission était de fermer nos activités, j’ai travaillé sur les packages de sortie des collaborateurs. En France, la première chose que cherche à connaître un dirigeant dans cette situation, c’est le minimum légal auquel il est contraint. Aux US, on m’a répondu : « il n’y en a pas ». Et nous avons eu des discussions âpres dans les conseils d’administration parce que la tentation était grande de respecter ce système et de n’offrir aucun package de sortie. En soi, personne ne nous en aurait voulu, à part nous-mêmes. À ce stade, j’ai compris l’importance de suivre ma boussole intérieure : celle de mes valeurs, indépendamment du système. Et je me suis vraiment battu pour faire les choses bien, en accord avec mes valeurs. J’en ai tiré une leçon. Dès que nous sortons d’Europe, où nous avons des règles du jeu qui définissent bien les choses, nous découvrons beaucoup de pays où c’est « jeu libre ». À partir de là, sont importantes les règles que nous nous fixons à nous-mêmes et qui nous permettent d’avoir une bonne colonne vertébrale et d’être bien avec nous-mêmes. J’ai appris qu’il est important d’avoir une éthique. Aux US, j’ai fait les choses bien, en adéquation avec mes VALEURS. Résultat, le jour où j’annonce la décision de fermeture aux collaborateurs, j’avais raisonné un peu français et j’avais renforcé la sécurité. À ma grande surprise, les employés sont venus nous remercier et nous serrer la main. Ils avaient passé 15-20 ans dans l’entreprise. À présent, ils nous disaient « merci, vous nous traitez bien, merci pour tout ce que nous avons appris avec vous ». J’ai été bouleversé. Je ne m’y attendais pas du tout. Au final, mon expatriation aux USA, m’a beaucoup appris par rapport à l’importance de suivre ses propres valeurs dans le business. Comme j’étais dans un système avec très peu de contraintes, il devenait essentiel que je sois à l’écoute de celles que je me mettais à moi-même.
« La confiance, d’abord, il faut la donner »
Puis, vous poursuivez vos expatriations en Russie, n’est-ce pas ?
Après les USA, je pars 12 ans en Russie, toujours pour Auchan. Avec une telle durée, ce n’est plus une expatriation. C’est bien au-delà. Pour autant, je ne me suis jamais senti russe, à l’inverse de mon séjour américain. Pourquoi ? Tout d’abord, en Russie la société est rude. Je suis arrivé en 2003. Je me souviens que dans les entretiens de recrutement, tout le monde avait un trou dans son CV lié à la crise de 1998. Cette crise avait produit une rupture profonde : des chirurgiens ont changé de métiers, des personnes qui avaient monté une petite affaire, avaient ensuite été ruinés complètement. Des choses qui pour nous, Français, sont complètement inimaginables. À Moscou, je découvre la rudesse de la culture russe et, en contrepoint sa formidable résilience. À mes yeux, l’un des rares bienfaits de la période soviétique, c’est le fait que l’éducation était réellement accessible au plus grand nombre. Ainsi, à partir du moment où vous aviez des capacités, vous pouviez étudier — à la différence des Américains. J’ai trouvé très frappant chez les Russes leur soif et leur capacité à apprendre.
En Russie, j’ai aussi appris à faire CONFIANCE pour bien initier une relation. Ce n’était pas forcément simple à mon arrivée à cause de la corruption endémique. Quand j’arrive, les équipes m’expliquent qu’il vaut mieux se méfier que faire confiance. Mais, ce que j’ai appris, c’est qu’à partir du moment où je fais confiance aux gens, ils me le rendent au centuple. Ainsi, j’ai vraiment appris à faire confiance, à traiter les gens avec respect, qui que ce soit, chef ou pas. Après, bien sûr, il ne faut pas être naïf. Sur ce sujet, j’ai eu des discussions animées avec mes collègues. Je me suis rendu compte que pendant toute l’ère soviétique, tout le système, notamment la suspicion et la dénonciation, concourait à ne pas faire confiance. Aux jeunes managers expatriés, on dit souvent « la confiance ça se gagne ». Je pense exactement le contraire « Quand tu es manager expatrié, la confiance, il faut d’abord la donner ». À l’étranger, je ne peux pas commencer par demander aux locaux de me prouver que je peux leur faire confiance. Ça ne marche pas. Je gagne la confiance uniquement parce que je commence par la donner.
En Russie, j’ai aussi découvert une autre manière de négocier. Par exemple, pour l’ouverture d’un nouveau magasin, j’ai commencé avec ma mentalité française : j’ai cherché le consensus avec le propriétaire, en étant à l’écoute de ses demandes. Et la négociation n’en finissait pas. Le propriétaire m’appelait toutes les semaines pour me demander encore de faire un pas supplémentaire. Heureusement, un collègue m’a ouvert les yeux « La négociation en Russie, si tu ne poses pas des limites, l’autre pousse. Tant qu’il n’a pas touché le mur, il avance ». Ayant pris conscience de cela, la fois suivante, quand le propriétaire me rappelle, et je lui réponds « niet », il me fait « bon d’accord ». Cela m’a totalement désarçonné. C’est vraiment là que je me suis rendu compte que si j’avais dit non plus tôt j’aurais gagné trois semaines. Maintenant, je le sais. Dans une négociation en Russie, on pose d’abord le rapport de force. Puis seulement quand chacun a jaugé les forces de l’autre, on peut discuter.
« Voir la France avec les yeux d’un observateur étranger »
Ensuite vous rentrez en France. Comment le vivez-vous ?
Après la Russie, je rentre en France pour 3 ans. Là, mon poste reste international puisque je rejoins le comité exécutif du groupe. À l’époque, je voyage beaucoup en Chine, Taïwan, Ukraine, Pologne, Roumanie… Tout ce que j’ai appris dans mes expatriations précédentes m’aide à ne pas être perçu comme un franco-français du siège qui arrive, ne comprend rien à rien et n’a jamais rien vu. Ce que j’avais appris auparavant, la reformulation et la confiance, m’aide beaucoup pour établir des relations de qualité avec mes interlocuteurs internationaux.
En particulier, depuis la France, je prends la présidence du Vietnam. Toutes les 6 semaines je passais une semaine entière au Vietnam. Techniquement, j’aurais pu dire « j’y vais deux jours » mais non. Nourri de mes précédentes expatriations, j’ai pris la décision de programmer des séjours d’une semaine minimum, pour avoir le temps de « vivre » le pays. Je me pose, les gens savent que je suis là, ils me voient au bureau, ils viennent me parler, je les connais. Je vois comment les gens vivent, à quelle heure ils se lèvent, à quelle heure il y a du trafic dans la ville… Ce faisant, je constate que plus je multiplie les expatriations et les expériences culturelles différentes, plus vite j’arrive à décoder certaines choses…
En rebond, je deviens capable de voir la France avec les yeux d’un observateur apatride. Je vois alors mon propre pays et mes concitoyens avec un œil nouveau. En étant capable d’autodérision, mes interlocuteurs étrangers découvrent que je comprends ce qu’ils peuvent ressentir dans leurs interactions avec les Français. Cela me permet de franchir un nouveau cap dans la qualité de nos échanges.
« La souplesse et le focus sont les clés pour être un High Performer »
Ludovic, vous partez alors en Chine. Qu’y apprenez-vous ?
Toujours pour Auchan, je pars en Chine, d’où je gère aussi Taïwan et le Vietnam. En Chine ça a été un peu la quintessence de tout ce que j’avais appris. Je pense que je n’aurais pas pu aborder le poste en Chine comme je l’ai abordé sans mon expérience précédente. Le groupe était composé d’une entreprise chinoise animée par des Français, qui pesait un tiers du business, les deux autres tiers du business étaient une entreprise chinoise créée et animée par des Taïwanais. Moi j’étais en charge de l’animation de l’ensemble. Avec des situations très différentes, finalement je devais nouer des ponts entre les Taïwanais, les Chinois et nous.
Dans cette situation, j’ai surtout appris la SOUPLESSE asiatique. En négociation, j’arrive avec mes habitudes d’européen (légèrement enrichies des subtilités russes ou américaines). Comme tout occidental, nous relisons tout, le service juridique change une virgule, les points, etc. Pendant ce temps-là, les Chinois, eux, nous regardent gentiment nous agiter. Résultat, nous mettons dix mois à signer et ils nous trouvent d’une lenteur phénoménale. Puis le lendemain de la signature, alors que nous sommes soulagés, eux nous disent : « Ce point de la situation a changé, il faut donc qu’on revoie notre accord ». Pour eux, la seule valeur d’un contrat, c’est de dire, à telle époque et avec telles conditions externes ou internes, nous étions d’accord sur ceci et cela. Mais maintenant que la situation a changé, nous pouvons tout remettre à plat.
D’un point de vue relation, j’ai noté que les Chinois sont très attachés, pas à ce que nous parlions chinois, mais que nous prenions le temps de les comprendre, de les respecter. En particulier, j’ai appris leur approche de la gestion du temps. Les Chinois pensent le temps long et le temps court. Ce qui se passe entre deux ne les intéresse pas. Ils ont beaucoup d’agilité parce qu’ils ont des caps à très long terme croisés à un focus sur le court terme. Ils ont cette capacité à se projeter dans le temps long, à 10 ans, et en même temps d’agir avec extrêmement de souplesse. Nous, nous avons tendance à faire des budgets, pour l’année, pour dans 3 ans… Les Chinois, eux, passent moins de temps dans la réflexion. Ils passent beaucoup plus vite à l’action.
La première fois que j’ai rencontré le patron d’Ali Baba, il m’a dit « tu vas voir Ludovic, un trimestre en Chine c’est une année en Europe ». Effectivement, la vitesse à laquelle les Chinois sont capables d’agir est incroyable. Leur capacité de mobiliser rapidement des équipes de milliers de personnes les rend très agiles et efficaces. En se focalisant sur ce qui est important et urgent, les Chinois sont d’une très grande puissance. J’en ai tiré une leçon personnelle : dans la vie professionnelle, le FOCUS est la clé de la performance.
Ludovic, où êtes-vous à présent ?
Fin 2019, je suis revenu en Europe, et j’ai changé d’entreprise pour prendre la direction du groupe franco-belge Louis Delhaize. Maintenant je suis basé à Bruxelles bien que 75% de notre business soit en France. C’est une nouvelle expatriation. La Belgique est un pays multiculturel qui repose notamment sur un communautarisme linguistique. Si mon interlocuteur est francophone, il va être un peu plus latin, comme les Français, en plus simple et en moins arrogant. Si mon interlocuteur est Flamand, il sera nettement plus direct, comme les nordiques.
Au final, la Belgique m’apprend à redécouvrir l’importance de comprendre la culture, même s’il n’y a pas de barrière linguistique. Je pourrais croire qu’en Belgique, c’est comme ce que je connais déjà. Heureusement, mes expériences précédentes m’ont évité de tomber dans ce piège-là. Avoir une langue commune ne fait pas une culture commune.
Avec le recul, je me rends compte que ce qui me reste aujourd’hui de mes diverses expatriations, c’est ma façon de m’exprimer. Aujourd’hui, je m’exprime de manière beaucoup plus simple, directe et claire. Du coup, mon style managérial a évolué. Je ne suis pas devenu plus rude car je respecte toujours autant les gens et suis attentif à leur ressenti, mais j’appelle un chat un chat. C’est nettement plus efficace.
« Pour les Français, il y aura moins d’expatriation et plus d’émigration »
Ludovic, nourri de cette grande expérience d’expatriations, quels conseils donneriez-vous à un Français qui voudrait faire carrière hors de France ?
À une personne tentée par l’expatriation, je dirais de ne pas faire de plans sur la comète. L’erreur serait de partir avec trop de certitudes. J’ai la conviction qu’il n’y a plus personne qui nous attend à l’étranger. Le monde s’est ouvert, les pratiques managériales se sont étendues. Dans certains métiers, les Français sont encore réputés et attendus. Par exemple dans les métiers de bouche, parce que les Français ont une expertise technique et un savoir-faire à transmettre. Mais dans le domaine du management, il n’y a plus vraiment de pays où l’on est attendus. J’ai vécu des expériences d’expatriation qui étaient liées à une époque, celle de la mondialisation des entreprises et de l’ouverture à de nouveaux marchés, dans une phase économique de développement forte. Aujourd’hui, pour la jeune génération, un autre cycle commence… où il y aura moins d’expatriation et plus d’émigration, comme une de mes filles qui est partie étudier puis s’installer définitivement au Canada.
Regard sur une expérience d’Executive Coaching selon la méthode CO-CREATiVE Communication®
Un mot sur votre expérience d’Executive Coaching avec moi ?
« Ce coaching m’a fait penser à mes séances régulières chez l’ostéopathe. Il m’a permis de réaligner mes aspirations personnelles, professionnelles, et celles de l’entreprise. Ma conviction, c’est que le coaching, comme les séances d’ostéopathie, doivent être programmées régulièrement pour se remettre en équilibre et garder son alignement »
Propos recueillis par Antoine Leygonie-Fialko
International Executive Coach & Adviser « Become an inspiring leader » Antoine Leygonie-Fialko est International Executive Coach & Adviser, spécialisé dans l’accompagnement des dirigeants à l'international vers « une pensée Claire et Calme, Bienveillante et Puissante ». Polytechnicien, Ingénieur des Ponts, Architecte et Docteur en Philosophie, puis diplômé INSEAD, il est fondateur de la Co-CREATiVE Communication® et de la société CADRAN qui opère mondialement. Auparavant, il a dirigé 7 sociétés, de la start-up au corporate, en France et à l’international (Europe, Eurasie, Afrique), dans diverses industries (bâtiment, internet, RH…). Aujourd’hui, fort de plus de 3 000 heures d’Executive Coaching sur 5 continents et 40 pays, détenteur du plus haut niveau de certification (ICF MCC « Master Certified Coach ») et plusieurs fois nominé « Top 5 International Executive Coach », il intervient auprès de tout dirigeant qui vise un leadership d'excellence et souhaite développer toute la puissance qui sommeille en lui et ses équipes.ANTOINE LEYGONIE-FIALKO